Par Samuel Roux, Psychologue Clinicien et Psychothérapeute
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Résumé
L’affaire des sœurs Papin, survenue le 2 février 1933 au Mans, demeure l’un des
crimes les plus troublants du XXe siècle en France. Cet article propose une
analyse approfondie, basée sur des sources historiques, psychiatriques et
judiciaires, pour explorer les dimensions de cette tragédie : folie, paranoïa, lutte
des classes et perception de la justice face aux troubles mentaux. En examinant les
théories de Jacques Lacan, les hypothèses neurologiques et les contextes sociaux,
cet article interroge la frontière entre lucidité et délire, une question toujours
pertinente aujourd’hui.
Introduction
Le 2 février 1933, une scène d’une brutalité indicible secoue la France. Dans une
maison bourgeoise du Mans, les corps de Léonie et Geneviève Lancelin sont
retrouvés mutilés, tandis que leurs domestiques, Christine et Léa Papin, sont
découvertes ensanglantées, recroquevillées l’une contre l’autre. Ce crime, passé à
la postérité comme un « mythe criminel », a inspiré des œuvres littéraires et
cinématographiques, tout en suscitant des débats sur la psychologie, la justice et
les inégalités sociales. Cet article vise à décrypter les motivations possibles
derrière ce carnage, en s’appuyant sur des analyses psychiatriques, sociologiques
et historiques, actualisées par une perspective contemporaine.
Une soirée de carnage : les faits du 2 février 1933
Ce soir-là, René Lancelin, inquiet de ne pas trouver sa femme et sa fille à leur
domicile de la rue Bruyère, fait appel à la police pour forcer l’entrée. À l’intérieur,
une scène d’horreur : sur les marches de l’escalier, un œil humain gît dans une
flaque de sang. À l’étage, les corps de Léonie et Geneviève Lancelin sont
méconnaissables – visages écrasés, orbites vides, chairs tailladées. Dans une
chambre, Christine et Léa Papin, les domestiques, sont immobiles, ensanglantées,
mais vivantes. Interrogées, Christine déclare d’un ton détaché : « Elles ont voulu
me frapper, je me suis vengée. »Cette réponse énigmatique marque le début d’une affaire judiciaire et
psychiatrique hors normes, qui captivera et divisera l’opinion publique pendant
des décennies.
Un lien fusionnel et un isolement total
L’enfance des sœurs Papin est marquée par l’abandon et l’instabilité. Leur mère,
Clémence Derré, les place dès leur plus jeune âge en orphelinat ou en institutions
religieuses, avant de les envoyer travailler comme domestiques. Isolées
socialement, elles développent une dépendance mutuelle extrême, renforcée par
leur emploi chez les Lancelin en 1926. Pendant sept ans, elles sont des employées
modèles, mais ne sortent jamais, ne parlent à personne et restent enfermées dans
leur chambre les jours de congé.
Jacques Lacan, dans son analyse de 1933 (*Motifs du crime paranoïaque : le
crime des Papin*), décrira ce lien comme un “couple psychologique”, une relation
fusionnelle où les deux sœurs ne peuvent exister qu’à travers leur attachement
exclusif, jusqu’à sombrer dans un délire paranoïaque partagé.
Le mystère des motivations : folie ou révolte ?
Les interprétations psychiatriques du crime divergent, oscillant entre folie,
physiologie et contexte social.
1. La thèse du délire paranoïaque
Selon Lacan et d’autres experts, Christine et Léa auraient été prisonnières d’une
psychose paranoïaque partagée, un trouble où la réalité se distord, créant un
ennemi imaginaire. La sauvagerie du crime – les yeux arrachés (symbole
d’anéantissement du regard de l’autre) et les corps tailladés frénétiquement –
suggère un rituel vengeur, où les patronnes deviennent des figures persécutrices à
éliminer pour survivre.
2. L’hypothèse neurologique : hystéro-épilepsie et perversion
sexuelle
D’autres psychiatres avancent une explication physiologique : Christine pourrait
avoir souffert d’hystéro-épilepsie, un trouble neurologique anciennement
diagnostiqué, caractérisé par des accès de violence incontrôlés. Certains évoquent
également une perversion sexuelle refoulée, suggérant que la relation fusionnelle
des sœurs aurait pu abriter un désir incestueux inconscient, culminant en un
passage à l’acte brutal. Ces hypothèses, bien que spéculatives, reflètent les
paradigmes psychiatriques de l’époque.
3. Une révolte sociale inconsciente ?
Enfin, une lecture sociologique propose que le crime pourrait être une expression
violente des frustrations nées de l’oppression de classe. En tant que domestiques
exploitées, les sœurs Papin auraient internalisé une rage contre leurs employeuses,
transformée en acte meurtrier sous l’effet de leur isolement psychologique.
Un procès expéditif et une justice impitoyable
Le procès, ouvert en septembre 1933, refuse de reconnaître l’irresponsabilité
pénale des sœurs. Christine est condamnée à mort – peine commuée en réclusion à
perpétuité – tandis que Léa, jugée comme influencée par sa sœur, reçoit 10 ans de
travaux forcés. Cette sévérité soulève un débat crucial sur la responsabilité pénale
des personnes atteintes de troubles mentaux, influençant les pratiques d’expertise
psychiatrique dans les décennies suivantes.
Christine meurt en 1937, sous-alimentée et délirante, internée en hôpital
psychiatrique. Léa est libérée en 1943 et disparaît dans l’anonymat.
Un crime qui fascine encore aujourd’hui
L’affaire Papin est devenue un mythe criminel, inspirant des œuvres majeures
telles que :
– *Les Bonnes* de Jean Genet (1947),
– *La Cérémonie* de Claude Chabrol (1995),
– *Les Blessures assassines* de Jean-Pierre Denis (2000).
Près d’un siècle après les faits, le mystère perdure : ce crime était-il le produit
d’une psychose aiguë, d’une vengeance sociale inconsciente, ou d’un
enfermement mutuel poussant à la folie ? Dans un monde où les troubles mentaux
restent souvent mal compris, l’affaire Papin pose une question fondamentale :
peut-on toujours distinguer la folie de la lucidité ?
Conclusion
L’affaire des sœurs Papin transcende le simple fait divers pour devenir une
réflexion sur la psychologie humaine, les dynamiques sociales et les limites de la
justice. En combinant les analyses de Lacan, les hypothèses neurologiques et les
contextes historiques, cet article met en lumière la complexité d’un crime qui
continue d’interpeller les psychologues, les sociologues et les juristes. À l’aube de
2025, alors que les approches des troubles mentaux évoluent, cette tragédie reste
un puissant rappel des défis posés par l’intersection entre psychiatrie et
responsabilité morale.
Sources
1. Lacan, J. (1933). *Motifs du crime paranoïaque : le crime des Papin*.
*Minotaure*.
2. Logre, Dr. (1933). *Analyse clinique de Christine Papin*. *Archives de la
psychiatrie criminelle*.
3. Gourmel, G. (2000). *Affaire Papin : entre délire et perversion*. *Enquête
criminologique*.
4. *La justice face aux crimes psychiatriques dans les années 30*. (2005). *Revue
de droit pénal et criminologie*.
5. *L’Heure du Crime – RTL*. Émission spéciale